Un beau dimanche : 7 h 30, le soleil se lève sur les arbres en fleurs, un moment magique et tranquille, pas un nuage, l’air est frais. Que vais-je faire de cette nouvelle journée ? Aurais-je le courage de peindre ? Ou vais-je de nouveau me plonger dans mes dossiers, mes classements, mes petits papiers ? Pourquoi me faut-il tant de courage pour peindre et si peu pour faire des petits tra­vaux de bureau ? Peut-être parce qu’avec la peinture, j’ai des attentes ; je veux arriver à un résultat, prouver quelque chose, créer une œuvre immortelle, digne d’éloges et de succès : cela demande du talent, du génie, du souffle, de l’énergie… Et quand ça ne marche pas aussi bien que je l’aurais voulu, je suis déçu, insatisfait : la perfection recherchée n’est pas atteinte. 

Alors que pour les petits travaux de bureau, je n’attends ni perfection ni résultat, tout au plus un peu d’ordre et d’organisation, qui ne sont pas définitifs, mais sujets aux changements et à l’évolu­tion. Ce sont des travaux à entropie rapide, qui laissent peu de traces à long terme et n’ont qu’une influence locale ou temporaire, comme les tâches ménagères, faire la cuisine et les courses, nettoyer ou ranger. Ce ne sont pas des actes créatifs qui vont changer la face du monde ou le destin de la société – alors qu’une œuvre d’art… Disons que c’est le destin que je souhaiterais à mes œuvres, même si je n’en suis pas encore là ; mais c’est pour ça qu’il faut beaucoup d’énergie et de courage.

Il faut se surpasser pour avoir une chance de franchir le pas de l’anonymat et l’indifférence à la notoriété et la reconnaissance. Et là, il y a une appréhension, une peur : l’angoisse de ne pas être à la hauteur de ses ambitions. Alors, plutôt que de vivre dans la frustration, mieux vaut s’abstenir, re­mettre au lendemain, quand l’inspiration géniale sera peut-être au rendez-vous, que la main de Dieu guidera enfin mon pinceau. C’est l’attitude qu’il faut changer. Faire de la peinture comme j’écris ces Pages*, sans attentes ni ambition, juste une pratique qui me fait du bien, qui m’aide à mieux me connaître, à me mettre en face de moi-même, devant une feuille blanche : poser le stylo et laisser le flot de l’inspiration le guider. Faire la même chose avec le pinceau ! 

Cet été, en France, c’est bien ce que j’ai fait. J’ai travaillé un peu chaque jour, très spontanément et sans beaucoup d’effort, comme par miracle, et j’ai peint soixante tableaux en quelques semaines. Voilà comment il faut faire. Avoir du matériel prêt et m’y mettre chacun jour à la même heure : poser des couleurs, sans « relire », comme ça vient, puis continuer sans me décourager ; et regarder le résultat après un mois. Peindre sans préméditation, en suivant l’inspiration du moment. Choisir des couleurs, les mettre sur ma palette, les utiliser, puis arrêter. Certaines peintures n’auront reçu que quelques traits ou taches, d’autres seront couvertes d’un fond, certaines seront finies après une séance, d’autres à peine ébauchées ; et je les reprendrai plus tard, le lendemain ou un mois plus tard. Certaines repasseront dix fois ou plus sur le chevalet, d’autres une seule fois. 

C’est un travail d’ensemble, pas l’élaboration d’un tableau unique, mais de séries qui se complè­tent, se soutiennent, s’influencent, s’enchaînent ; une œuvre plutôt que des œuvres : un art total. Et là où il le deviendra vraiment, c’est quand cette activité picturale sera inséparable des autres activi­tés de la journée, une des formes d’expression d’une création totale, dont chaque aspect s’imbrique dans un tout qui est la vie ; c’est là qu’intervient la vraie guérison et la vraie spiritualité. Aujour­d’hui, voici déjà la forme écrite, très claire semble-t-il, pour inspirer la suite. C’est magique !

* Pages : une des tâches de la voie de l’artiste (The Artist’s Way, de Julia Cameron) qui consiste à écrire trois pages par jour. À l’époque où je faisais cette pratique, mon Journal était devenu les Pages.

21 novembre 1999, Chiang Mai