Art et pensée
Je lis dans l’éditorial d’Artpress (no 180) que le rôle de l’art est de faire penser. À propos d’une exposition de Matisse qui semble toute grise puisqu’elle ne fait pas penser le spectateur ; et l’article critique les gens qui restent en extase devant les toiles… Mais est-ce que ce ne sont pas ceux-là qui sont dans le vrai, ceux qui ne pensent pas ? Le rôle de l’art n’est-il pas précisément de faire cesser la pensée ? Penser est la maladie de l’homme, et la cause des turpitudes du monde. Le rôle de l’art me semble justement de transcender notre condition ordinaire, conceptuelle et dualiste, et de nous révéler la vérité et la paix de notre nature profonde, au-delà de la pensée. L’art doit réjouir l’âme, l’inspirer, l’émerveiller, mais pas faire penser ; il s’adresse au cœur, pas à l’esprit rationnel, l’intellect ; il doit transcender le réel terre-à-terre du quotidien et révéler le sacré, le divin. C’est le propre de toutes les grandes œuvres du passé, et c’est pourquoi elles restent toujours admirables, au-delà du temps, du lieu, des modes et préférences passagères.
Une des causes de la crise de l’art actuel, et de celle de la société, est l’erreur occidentale de croire que tout peut être réduit à la pensée et résolu ou compris par le mental ; il n’y a rien de plus faux, mais c’est l’idée promulguée par la science et les médias, et que les gens finissent par croire, pour leur propre malheur. L’art, comme la vérité, ne peut pas s’exprimer avec des mots, sinon les peintres ne peindraient pas, ils se contenteraient d’écrire. La création artistique n’est pas le fruit d’une démarche intellectuelle, mais l’expression d’une vérité intuitive intérieure : c’est une expérience mystique, qui ne peut avoir lieu que quand la pensée se tait ! Tout ce qu’on peut écrire sur l’art ne nous rapprochera jamais de la vérité contenue dans une œuvre qu’on saisit intuitivement en la contemplant ! C’est pourquoi les critiques d’art, qui croient que leur rôle est de penser l’art, n’ont encore rien compris à l’art !
Les vrais spectateurs d’une exposition ne sont pas ceux qui pensent, mais ceux qui admirent avec béatitude, qui deviennent un avec l’œuvre, quand toute pensée dualiste et conceptuelle a cessé : c’est la seule façon de comprendre l’art ! Et c’est pourquoi qu’il n’y a besoin d’aucune formation ou connaissance spécialisée ; c’est aussi simple que d’admirer une fleur ou un coucher de soleil… Car tout existe déjà, au moins potentiellement, dans la nature ; on ne peut pas inventer une nouvelle couleur, une nouvelle forme ou une nouvelle matière… La vérité existe partout dans la nature, et aussi dans le monde, mais nous ne savons souvent pas la voir ; l’artiste qui la perçoit, l’exprime d’une façon explicite pour nous aider à la percevoir, mais avec notre cœur, pas avec notre mental… Quand on veut tout appréhender avec l’esprit, le cœur se ferme ; alors l’avidité, l’agression et l’ignorance, engendrées par l’agitation mentale, remplacent la générosité, l’amour et la sagesse qui naissent de l’ouverture du cœur. L’art est justement un moyen d’ouvrir le cœur de l’homme ; s’il n’est pas détourné de son vrai rôle par des critiques qui pensent trop !
16 mai 1993, Hua Hin