AIMER LA VIE

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Séjour à Tahaa

963 Peinture de guérison
963 Peinture de guérison

Je retrouve le calme, la mer, le soleil, et ma petite chambre avec la terrasse où je m’installe pour travailler. Le premier jour, j’ai pris des tas de notes sur mes nouvelles idées de peinture, le deuxième jour un peu moins, et aujourd’hui pas du tout. Je prends le rythme paresseux des îles, dors beaucoup, fais la sieste et mange la bonne cuisine de Marie – qui est un peu lourde par rapport à mon nouveau régime et à mes habitudes chinoises. J’ai fait du chinois le matin, et mis à jour mes petits papiers l’après-midi. Puis j’ai lu un roman de Kundera, c’est vite lu et facile à lire, mais ça ne m’apporte pas grand-chose ; cela a ravivé toutefois d’anciens souvenirs, surtout des souvenirs de femmes. Le matin, je nage jusqu’aux bouées des bateaux, et le soir je fais ma promenade sur la route déserte. Mais ce soir je ne l’ai pas faite. Si ce séjour est une détente, un changement d’air qui me fait du bien, après quelques jours mon esprit s’endort : ce n’est pas très constructif. Bien que je sois séduit par le calme, la mer, la nature, je ne crois pas que ce soit un genre de vie qui me convienne, je sombrerais vite dans la nonchalance et la mélancolie. Ou je ne suis pas encore prêt. C’est bon pour les vacances : rester assis à regarder la mer, en attendant que le temps passe – et il passe vite ! Je rentre demain.

En fin de compte, c’est peut-être ça la vie ? Loin du bruit, des gens, des idées. Ce qui reste de la vie quand on a renoncé à lire, à apprendre, à poursuivre ce qu’on prend pour une vocation ; qu’on a renoncé à avoir un but, à vouloir faire, créer quelque chose, laisser une emprunte derrière soi. Car, de tout cela, qu’emmènera-t-on en quittant ce monde ? Tant qu’on est de ce monde, on emmène avec soi ses possessions matérielles, qui sont bien encombrantes, mais dont on peut facilement se passer, même si s’en séparer est plus difficile. Puis on emmène aussi avec soi sa mémoire, ce qu’on a vécu, ce qu’on a lu, appris, pensé. Mais, dans tout cela, combien d’idées sont vraiment utiles ? On pourrait facilement s’en passer aussi : c’est un bagage encombrant dont on se sent soulagé quand on l’oublie. Mais peut-on vraiment oublier ? Ce n’est pas aussi évident que d’abandonner des objets matériels. Peut-on faire le choix entre ce qu’on veut oublier et ce dont on veut se souvenir ? Pour l’instant, j’ai plutôt peur d’oublier, et je prends des notes, les recopie, les classe. Mais vais-je vrai­ment les relire, me les remettre en mémoire un jour ? J’y pense, mais pour l’instant ne le fais pas. Au moins, si un jour je veux m’en débarrasser, je pourrais facilement les détruire. Mais il en restera des traces dans ma mémoire, ou dans mon inconscient. Les objets matériels aussi, même si on les a abandonnés, ont laissé des traces dans notre mémoire. 

Les seules choses qui semblent vraiment acquises sont celles qu’on a apprises, comprises, qu’on sait faire, qui deviennent une partie de nous-mêmes. Mais est-ce qu’on les emmène avec soi quand on quitte ce monde ? Est-ce qu’on emmène des dons qui se manifesteront dans une vie future ; cela expliquerait pourquoi certaines personnes sont plus douées que d’autres. Elles apprennent certaines choses vite et facilement, comme si elles les avaient déjà étudiées et pratiquées. C’est pourquoi il faudrait consacrer sa vie à l’étude, à perfectionner sa pratique, sa compréhension d’une ou plusieurs disciplines, mais sans trop se disperser, car les connaissances superficielles disparaissent probable­ment sans laisser de traces. Celles qui restent sont celles dans lesquelles on a atteint un haut niveau de perfection. Il vaudrait donc mieux savoir faire une ou deux choses très bien que beaucoup de choses d’une façon médiocre. Le tout n’est pas ce qu’on apprend, mais ce qu’on met en pratique, ce qu’on maîtrise par la compréhension de l’expérience. 

C’est pourquoi toutes les lectures, les idées, les notes, les souvenirs, ne valent quelque chose que si on les a assimilés, compris et mis en pratique. Ainsi, le jour où j’aurai renoncé à lire, je pourrai reprendre mes notes de lecture une à une, les méditer et les mettre en pratique ! C’est tout un programme ! Cela me fait penser à ce que me racontait ce matin le Suisse qui a remplacé Jean-Yves dans l’entretien des bateaux. Il est un fanatique de la planche à voile. En Nouvelle-Calédonie, il est une fois parti pendant cinquante jours sur sa planche pour aller voir un cyclone, et il avait fixé dans sa voile une photocopie des proverbes du dictionnaire, pour avoir d’autres sujets de pensée que la mer et sa planche. Mes notes de lecture sont des phrases éparses qui me frappent ; elles n’ont pas forcément de liens ni entre elles ni avec l’histoire ou le sujet du livre. C’est ma récolte de proverbes. Il me faudrait plus que cinquante jours de planche à voile pour les digérer !

 

18 mars 1987, Tahaa (Îles Sous-le-Vent)

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